Gaston Miron – extraits de poésie

CE MONDE SANS ISSUE

 

Pleure un peu, pleure ta tête, ta tête de vie

dans le feu des épées de vent dans tes cheveux

parmi les éclats sourds de béton sur tes parois

ta longue et bonne tête de la journée

ta tête de pluie enseignante

et pelures

et callosités

ta tête de mort

 

et ne pouvant plus me réfugier en Solitude

ni remuer la braise dans le bris du silence

ni ouvrir la paupière ainsi

qu’un départ d’oiseau dans la savane

que je meure ici au cœur de la cible

au cœur des hommes et des horaires

car il n’y a plus un seul endroit

de la chair de solitude qui ne soit meurtri

même les mots que j’invente

ont leur petite aigrette de chair bleuie

 

souvenirs, souvenirs, maison lente

un cours d’eau me traverse

je sais, c’est la Nord de mon enfance

avec ses mains d’obscure tendresse

qui voletaient sur mes épaules

ses mains de latitudes de plénitude

 

et mes vingt ans et quelques dérivent

au gré des avenirs mortes, mes nuques

dans le vide


SELF-DÉFENSE

 

Dru le corps

craquant le cœur

ahan le jour

les poings dedans

 

je défends ma peau

rien que ça

ma peau de peau

 

c’est bien assez

il me semble

pour commencer

 

allez-y voir après

 

garanti

je bêle à la mort


LA ROUTE QUI NOUS SUIVONS

 

À la criée du salut nous voici

armés de désespoir

 

au nord du monde nous pensions être à l’abri

loin des carnages de peuples

de ces malheurs de partout qui font la chronique

de ces choses ailleurs qui n’arrivent qu’aux autres

incrédules là même de notre perte

et tenant pour une grâce notre condition

 

soudain contre l’air égratigné de mouches à feu

je fus debout dans le noir du Bouclier

droit à l’écoute comme fil à plomb à la ronde

nous ne serons jamais plus des hommes

si nos yeux se vident de leur mémoire

 

beau désaccord ma vie qui fonde la controverse

je ne récite plus mes leçons de deux mille ans

je me promène je hèle et je cours

cloche-alerte mêlée au paradis obsessionnel

tous les liserons des désirs fleurissent

dans mon sang tourne-vents

venez tous ceux qui oscillent à l’ancre des soirs

levons nos visages de terre cuite et nos mains

de cuir repoussé burinés d’histoire et de travaux

 

nous avançons nous avançons le front comme un delta


SOIR DE TOURMENTE

 

La pluie bafouille aux vitres

et soudain ça te prend

de courir dans tes pas plus loin

pour fuir la main sur nous

 

tu perds tes yeux dans les autres

ton corps est une idée fixe

ton âme un caillot au centre du front

ta vie refoule dans son amphore

et tu meurs

tu meurs à petites lampées sous tes semelles

 

ton sang
ton sang rouge parmi les miroirs brisés